Cycles & Rencontres

Histórias do cinema

Histoires du cinéma portugais

Cinespaña souhaite explorer l’histoire du cinéma portugais et présente pour la première fois sa section Histórias do cinema, dédiée à la mise en valeur du patrimoine cinématographique du Portugal. La Cinemateca Portuguesa, fondée en 1948, a préservé, restauré et valorisé les œuvres historiques du cinéma portugais.

Son directeur José Manuel Costa est présent au festival pour accompagner ces deux films.

Les deux films proposés sont signés par deux des plus grands – je n’aurais pas d’hésitation personnelle à dire les plus grands – cinéastes de l’histoire de notre cinéma. Bien que cela n’ait pas été la raison de leur choix, il est intéressant que les deux titres soient issus d’un pays au carrefour de l’histoire, un pays politiquement et moralement bloqué à la veille, insoupçonnée, d’une explosion cathartique (la Révolution des œillets de 1974). D’une certaine façon, chacun est le portrait simultané de deux pays superposés : un qui attend, l’autre qui (objectivement) se prépare, le cinéma n’y étant pas indifférent, le cinéma, qui, pendant la décennie qui précède la révolution, anticipe “sa” propre révolution.

Dans Changer de vie, ce carrefour est de fait la base même du récit et de la structure du film. Dans son deuxième long-métrage, Paulo Rocha (l’initiateur du “Cinema Novo Português” avec Les Vertes années en 1963) revient sur les lieux d’origine de sa famille et l’endroit où il passait ses vacances d’enfance, une plage atlantique au centre-nord du pays marquée par l’activité séculaire de la pêche artisanale côtière, dont les signes de décadence suscitaient déjà toute une chaine de conséquences sur le tissu économique et social de la région. Rocha y filme l’aliénation d’un homme qui, retournant lui aussi à ses origines (ayant prolongé son séjour en Afrique après son service militaire, évocation d’une guerre coloniale dont la censure empêchait des références plus explicites), cherche sa place entre son passé et son avenir, entre des alternatives de travail et entre deux femmes, elles-mêmes étant la représentation d’un clivage intérieur profond entre des temps qui ne communiquent pas. Et là, Rocha excelle dans son recours aux décors naturels (le tournage sur la plage et ses bateaux séculaires, les images de l’érosion côtière provoqué par la mer sur les constructions, à la fois portraits inoubliables de valeur anthropologique et métaphores d’un pays suspendu), et dans une mise en scène sophistiquée, qui, suite au film antérieur, donne à la fiction portugaise une place évidente dans la modernité du cinéma européen et mondial de l’époque. Sommet de la « première phase » du parcours de Paulo Rocha, Changer de vie témoigne de son intérêt à fusionner la culture populaire et des références érudites, son immense bagage cinématographique, et, entre autres, sa fascination pour la culture et le cinéma japonais (qui anticipe une « deuxième phase » centrée sur ce pays-là). Un des plus beaux films de Paulo Rocha, un des plus beaux films portugais.

De son côté, la proposition de Le Passé et le présent au sein du grand œuvre de Manoel de Oliveira relève au départ de la volonté de mieux faire connaître, ou simplement permettre la redécouverte d’un titre surprenant de l’auteur antérieur à la période où son travail a eu une plus large diffusion internationale. Pas un « autre » Oliveira, mais justement une attestation en plus, s’il en est besoin, de la variété et de la complexité de son parcours, et de son travail des formes, et de la façon très personnelle dont, dans un contexte isolé, il a construit un œuvre original qui dialogue avec le parcours général du cinéma. Sorti en 1972, quand il avait 63 ans, ce film était seulement son deuxième long-métrage de fiction de production plus traditionnelle (son quatrième film long, si on inclut deux œuvres à base documentaire, et sachant qu’à sa mort, à 106 ans, il en avait fait 35), devenant ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler le début de la fin de la traversée du désert que, en grande partie, a été son parcours à travers la dictature. Adaptant une pièce de théâtre, Oliveira s’attaquait ici, pour la première fois, à la bourgeoisie (sa propre classe sociale) en y jetant un regard radicalement caustique, où, à la fin, et même s’il y a aussi place pour une certaine tendresse, aucune convention ne reste debout. Film qui ne cache pas le théâtre en le fusionnant avec une espèce de fureur cinématographique (une caméra sensuelle et un persistant jeu image-musique avec Le songe d’une nuit d’été de Mendelssohn), Le Passé et le présent est, tout d’abord, un imparable mécanisme d’occultation et de contradiction, où chaque geste ou parole est aussitôt nié. Le mode unique, inclassable, avec lequel tout cela est construit le convertit (à la suite de L’Acte du printemps, de 1963, avec sa superposition de niveaux de « rapports au réel ») en un autre pas décisif du chemin de Oliveira et de sa façon, qui deviendra centrale et identitaire, d’objectiver la représentation. Sans le savoir (l’autre film va sortir la même année, mais quelques mois plus tard), ce film si éloigné du cinéma portugais de l’époque, respirait l’air d’autres contextes cinématographiques, parmi lesquels on peut bien sûr évoquer Buñuel et son Charme discret de la bourgeoisie. Mais ce film éloigné de notre cinéma n’était pas éloigné du pays, avec lequel le temps ne cesse de révéler de plus en plus des connexions évidentes. En effet, et de façon très différente du film de Paulo Rocha, Le Passé et le présent nous parle aussi d’un contexte collectif précis – la fin d’un cycle historique, avec sa danse macabre -, dialoguant avec un pays concret et présent (pas seulement l’Histoire ou le mythe), un élément de sa démarche que pendant longtemps on aura peut-être sous-estimé. Ici comme après, dans d’innombrables titres postérieurs, le cinéaste plus opposé à un cinéma de « commentaire (de la surface) du moment », se révèle son radiologue pointu.
José Manuel Costa